J’avais quinze ans en 1925 quand mes parents décidèrent que je quitterais le lycée pour être instruite par un précepteur dans notre hôtel particulier du Boulevard Saint-Germain.
Ce changement d’éducation, motivé par ma santé fragile et ma délicate constitution, apporta dans ma vie un bouleversement qui changea radicalement l’avenir qui aurait dû être le mien.
Mon père qui se piquait de lire et de parler le russe, la langue maternelle d’une de ses aïeules, s’était mis à fréquenter le cercle des écrivains russes émigrés de la rue Daru. Il en revenait certains soirs quelque peu éméché par les nombreux verres de vodka qui soutenaient leurs furieux discours révolutionnaires.
Il y avait fait la connaissance d’une jeune poétesse russe, Marina Tsvetaïeva, de trente-trois ans, qui vivotait à Paris de ses traductions d’auteurs russes et de leçons de piano données dans quelques familles françaises qui, en grands bourgeois, la payaient mal.
Pourquoi mon père s’était-il mis en tête que cette jeune femme serait le précepteur idéal, je ne le sus jamais. Fut-il séduit par son accent chantant, par la détresse et la fragilité qui émanaient de sa personne, ou simplement par ce fameux charme slave dont nul ne sait exactement de quel charme il s’agit, toujours est-il qu’un jour de septembre, un jour où l’été n’en finissait plus de mourir, on m’appela au salon pour me présenter celle qui allait devenir ma préceptrice.
De prime abord, je ne lui trouvai aucun charme. Grande et osseuse, elle avait cependant des yeux qui attiraient l’attention : très écartés, avec de lourdes paupières, ils avaient la profondeur de regard de ceux qui ont frôlé la mort ou vécu des drames et surmonté de grandes douleurs.
Les trois ans qui allaient suivre devaient être les plus riches de ma vie.
Entrecoupant ses leçons de russe, d’italien, d’allemand et d’histoire de la littérature, elle me racontait par bribes la vie mouvementée qui avait été la sienne.
« Maria chérie » me dit-elle un jour, « t’ai-je jamais dit combien j’ai déçu ma mère qui rêvait de faire de moi la plus grande concertiste du monde ? Cachée derrière les rideaux du salon, un jour d’orage, j’avais surpris ma mère dans un immense corps à corps orgasmique avec son piano. C’est ce jour-là que j’ai vomi et ma mère et son piano ! ». Et elle partait d’un grand éclat de rire, la tête rejetée en arrière.
Fascinée, suspendue à ses lèvres, je l’écoutais parler de sa rencontre avec Maximilien Volochine, en Crimée, au bord de la mer Noire, l’homme qui, disait-elle, avait tant influencé sa poésie. C’est là qu’elle avait fait la connaissance de Serguei, l’homme de sa vie, qu’elle avait épousé à vingt ans.
Se marier à vingt ans avec un bel officier russe me semblait alors le comble du romantisme et dans ma chambre, le soir, quand les invités étaient partis et que j’avais joué sans grâce le morceau de piano qu’à grand-peine j’avais fini par mémoriser, je jouais le rôle de Marina au bord de la mer Noire, mer que j’imaginais sombre et profonde sous un ciel nocturne.
Mais là où mon cœur s’enflammait, c’était quand, aidée par le petit verre de cognac que mon père toujours faisait apporter par notre femme de chambre, elle se mettait à parler de la Révolution.
J’avais devant moi un témoin en chair et en os de la Grande Révolution russe. Soudain, au comble de l’excitation elle se mettait à réciter des vers enflammés de Maïakovski, et mon père qui essayait de suivre et ne devait guère en comprendre le sens, perdant à ce moment-là toute réserve, vidait son verre d’un trait et le lançait à la russe dans la cheminée. Je me souviens du jour où je compris comme une évidence que mon père était tombé amoureux fou de Marina.
Je me souviens aussi de ce jour du mois d’avril 1927. Le printemps avait été tardif cette année-là. Nous la trouvâmes en larmes devant la photo du petit médaillon qu’elle portait toujours avec elle et qu’elle avait ouvert : « Irina, Irina » sanglotait-elle, et elle se lançait dans des imprécations insensées, mêlant toutes les langues qu’elle connaissait dans un grand bouleversement du corps et de l’âme.
C’est avec force sanglots qu’elle nous raconta l’hiver terrible, le terrible hiver de 1920 où avec l’une de ses filles, elles se nourrissaient de grains d’avoine trouvés dans les crottins des rues. Au printemps suivant – elle se rappelait si bien ce printemps-là -, elle avait appris par l’ancien cocher de sa mère, la mort de son autre fille, Irina, morte de faim dans un orphelinat qui aurait dû la sauver.
« Tu comprends, Marioucka chérie, tu comprends » me disait-elle, la figure ravagée par les larmes, « tu comprends, c’est moi qui l’ai tuée, c’est moi » ! Que pouvais-je y répondre ? Je la serrais dans mes bras et l’embrassais et la berçais pour qu’elle se calme enfin.
Quand la guerre arriva et dans le chaos qui s’ensuivit, je perdis toute nouvelle de Marina Tsvetaïeva et n’apprit qu’au début de l’année 1940 son retour en Russie avec son fils.
Après la guerre, dans les années cinquante, Place de la République à Paris, alors que je m’apprêtais à traverser la rue du Temple, je fus abordée par une femme déjà âgée :« Madame, ne seriez-vous pas la fille du Général Dermont de Tocqueville ? ». Devant mon acquiescement étonné, elle poursuivit : « j’ai connu votre père, rue Daru, il y a plus de vingt ans ; je suis une cousine de Marina ».
Marina ! J’entraînais la femme dans un café et ce ne fut qu’après son troisième petit blanc qu’elle m’apprit le suicide de Marina, en 1941, alors qu’elle quémandait encore cinq jours avant de se pendre, un emploi de plongeuse dans la cantine du comité local des écrivains de Ielabouga en République de Tatarie.
Le lendemain matin, je m’assis, pris une feuille de papier et commençais la première ligne du poème : Ode à Marina.
Fiction publiée 4 mars 2010 dans le cadre des activités de l’Atelier d’écriture créative