« Uccelacci e Uccellini » (Des oiseaux voraces et des oiseaux doux et tendres) adapté du film que réalisa Pier Paolo Pasolini voici 46 ans, dans une mise en scène de Luciano Travaglino au Théâtre de la Girandole, à Montreuil. Plus qu’un clin d’œil à l’auteur de Teorema : une magistrale leçon de théâtre.
Pourquoi ? Parce que le directeur de la compagnie la Girandole avec la complicité de son équipe a su éviter les pièges habituels qu’un tel exercice comporte. Loin de l’imitation servile ou de la rupture «décalée»,Travaglino a su restituer l’esprit de la fable pasolinenne en utilisant avec grâce et légèreté toutes les ficelles du métier.
La lettre et l’esprit
Il a fallu en effet prendre le film à bras le corps, en étriller le scénario pour transposer ce road movie picaresque joué par Toto, le prince des comiques italiens dans l’espace exigu de ce théâtre de poche. Les éclairages, le décor, le théâtre des marionnettes…ont été utilisés avec bonheur pour donner à chaque tableau leur charme incomparable : le sommet étant les «Fioretti» de Saint-François. C’est sans doute le plus beau moment de cette allégorie annonçant tour à tour le déclin des idéologies et le silence des intellectuels de gauche. Conséquence, la trame imaginée par le poète en ressort plus épurée et mieux scandée et sa conclusion gagne ainsi en clarté.
Un débat avec l’Observatoire de la diversité culturelle
Le jeu des acteurs épouse parfaitement ce travail scénique. Jean-Pierre Leonardini interprète avec élégance le rôle du corbeau, porte-parole des intellectuels de gauche dont le sacrifice coïncidera avec les images des funérailles de Palmiro Togliatti, le charismatique leader du parti communiste italien. Gaëtan Guérin joue un Ninetto fantasque, espiègle et virevoltant avec grâce et naturel ; quant à Luciano Travaglino il mettra ses pas dans ceux de Toto, incarnant un père à la fois sagace et ombrageux. De leur côté Gaëtanne Engelibert, René Hernadez et Karine Leuleu forment un chœur grec remuant et inventif -au gré des tableaux qui alternent avec des images tirées du film – dont la transition est si bien intégrée qu’on les croirait tournées exprès pour la pièce !
C’est dire l’invention déployée dans cette adaptation théâtrale dans le droit fil du théâtre de Dario Fo. La troublante actualité de la pensée de Pasolini fera le reste. Cette pensée critique qui n’avait jamais renié sa charge poétique a su rester attentive à toutes les facette du réel : c’est ce qui lui a permis très tôt de diagnostiquer les malaises de notre civilisation.
Le débat organisé avec l’Observatoire de la diversité culturelle le 11 novembre dernier l’a mis davantage en lumière. Une cinquantaine de spectateurs sont restés pour entendre le metteur en scène expliquer les tenants et aboutissants de sa mise en scène (L’intégration des scènes non retenues par le cinéaste, l’utilisation des marionnettes….). Ce dialogue qui marque l’amorce d’une collaboration entre l’association des Lilas et la troupe de Montreuil, s’est ensuite poursuivi autour d’un verre de spumante.
« Lulu » de Robert Wilson glacial et « has been »
La mise en scène pasolienne de la Girandole est à des années lumières de celle de Lulu de Wedekind qu’a proposée Robert Wilson au Théâtre de la Ville dans le cadre de la saison d’automne. La sonorité du texte allemand, impeccablement rendu par le prestigieux Berliner ensemble au premier rang duquel se trouve Angela Winkler (choisie justement pour le timbre de sa voix) ; l’eschatologie des chansons de Lou Reed ; la beauté froide des éclairages et les décors mondrianesques ne sauraient masquer le vide sidéral de la mise en scène. Tout se passe comme si Wilson avait pris un malin plaisir à désarticuler la pièce de l’allemand pour la réduire à une série de clips pour groupe rock façon Kraftwerk. Il n’y a rien de neuf dans cette mise en scène clinquante et fallacieusement boostée aux hormones rock…Je sais qu’il est de bon ton d’exulter devant chaque opus wilsonien mais personnellement je n’y ai vu qu’un exercice de style ampoulé, prétentieux qui marque bien les limites d’une certaine modernité théâtrale. A force de vouloir faire du «nouveau» à tout prix, on produit des grosses machines théâtrales sans âme. Où est donc passé le désir ambigu qui illuminait le film de Pabst dont pourtant Wilson se réclame ?
« L’idéologie allemande et la pensée de midi »
«Serial Wilson» et son compère septuagénaire montrent ainsi qu’ils sont restés scotchés aux années 70. A l’époque, cette manière de mêler rock et tragédie pouvait passer comme transgressif mais maintenant cette mise en scène creuse et mécanique témoigne à sa façon de l’essoufflement de la modernité occidentale telle qu’elle est aujourd’hui énucléée par l’ultra-libéralisme anglo-saxon et hier par son opposé : «l’idéologie allemande». C’est en dénonçant le triomphe de cette dernière sur la Pensée de midi qu’Albert Camus avait conclu en 1950 son magnifique «Homme révolté». Aujourd’hui alors que la crise soigneusement entretenue par les «happy few» menace l’équilibre du monde, il convient de retrouver la véritable transgression : celle de cette pensée du midi, porteuse de civilisation et d’altruisme vrai. Goodbye Robert Wilson, bienvenue la Girandole!