Ah mon beau château ?
Le nôtre est plus beau
Nous le détruirons.
Comment ferez-vous ?
En enl’vant une pierre.
Quelle pierre prendrez-vous ?
Quelle pierre prendrez-vous ?
Quelle pierre prendrez-vous ?
Vieux manoir en ruines
sur ciel vide.
Ah, se lamente quelque seigneur des ruines,
décervelé d’inexistence,
ah, je t’ai trop aimé, siècle tueur.
Où sont les enfants ?
J’en ai connu, jadis.
Ils jouaient, ils dansaient,
ils chantaient leurs comptines :
Ô mes beaux châteaux,
mes quatre points cardinaux…
Se faufilaient partout,
grimpaient sur mes genoux,
me vénéraient, même…
Je vois leurs gais visages.
Ils partaient à la guerre
conquérir des châteaux,
ils partaient en croisade
délivrer des tombeaux,
ne revenaient jamais.
Personne, personne,
lourdeur d’absence
manque implacable.
Ah Lamento Barbaro, Lamento Barbaro,
je t’ai trop aimé, siècle tueur.
*
Heureusement me reste
par legs fantôme,
mon manoir macabre,
sa puissance, quand même !
Ses fondations si bien ancrées au sol.
Ah, cette heure où tourne l’heure…
A ces mots,
et pour mieux camoufler son inexistence,
le seigneur s’enveloppe dans un énorme
manteau
à motifs d’Apocalypse,
ancestral et pourtant flambant neuf.
Puis, va savoir pourquoi, il rameute d’inexistants servants,
ordonne qu’on lui amène sa – dit-il –
haridelle deuil.
Il désire la mettre au travail,
un soi-disant travail de deuil,
lequel consiste à
empaler la malheureuse cavale à trois pieux,
un deux trois trépas,
tout en lui flagellant les flancs
avec des fouets de néant.
Essaie de se lancer dans ce rituel obsessionnel,
ne peut pas,
va savoir pourquoi,
appelle au secours
à tous les échos :
Ah Lamento Barbaro, Lamento Barbaro…
J’appelle à mon secours, les enfants
aux yeux tagués de néant.
*
J’y vais, j’y cours, à ton secours,
au bout de trois je partirai.
Un deux trois… trépas.
Oh non je n’y vas pas, mon père ne veut pas,
mon père lire lire
mon père lire lo.
Il hurle là-haut,
à la meurtrière, décollée en plein ciel,
il mord la muraille, se transperce lui-même :
O mon épée Fulgur,
je terrasserai de lumière
tous mes deuils, mes trépas.
Mon enfant est parti
à l’heure crépusculaire
où la tour de garde
se décervèle d’ombre,
lézarde au fronton
sur excavation d’œil.
O vigie aveugle,
mon enfant reviendra, dans la cour d’honneur.
Non, hélas, par arrachement d’œil,
par creuset ténébreux, je le vois :
escorté de tout un bestiaire d’accueil,
ses terreurs d’enfance, ses joies,
serpents, oiseaux, rats,
enfermé, sans issue, au carré d’exécution,
sous un ciel lapidaire,
il cherche l’angle qui le rendrait invisible,
ne le trouve pas.
*
O folie, à la meurtrière,
mon père se transperce lui-même :
O lumière, lumière,
parole impossible, impossible retour, mon enfant ne reviendra pas.
O écho,
Ah Lamento Barbaro, Lamento Barbaro.
L’inexistant seigneur des ruines, lui, gémit :
Je suis trahi.
Qui m’aidera dans ce travail, ce deuil, cette torture ?
Crève, carne, crève !
Frappez les flancs, les pattes !
Ah elle chancelle, ne tombe pas !
Qui m’aidera à l’achever ?
J’appelle toujours, à mon secours, les enfants
aux yeux tagués de néant,
O écho,
O Lamento Barbaro, Lamento Barbaro…
*
J’y vais, j’y cours, à ton secours,
au bout de trois je partirai.
Un deux trois… trépas.
O non, je n’y vas pas, ma mère ne veut pas.
Ma mère lire lire
ma mère lire lo
s’est terrée au fond
des fondations, elle aboie autour
de nos berceaux.
Elle appuie son dos
à la muraille
quand le cœur des pierres
pleure, pleure, pleure :
Mon enfant est parti,
à l’horizon bleuté de piétaille anonyme,
si loin, là-bas,
à l’infini,
ah sans origine, sans fin…
Nul n’a retrouvé son corps.
Pourtant, il était debout à son départ,
sur ses jambes,
il se retournait, il agitait la main
pour me dire au revoir. Moi,
la brise agitait mon mouchoir,
sous les portails d’éveil…
C’était l’aurore, il faisait beau,
les pierres se frangeaient de rose, de vert,
il faisait beau.
Je lui avais donné un anneau.
Nul n’a rien retrouvé,
parmi les os, ombrés d’oubli,
à l’horizon, à l’infini,
ah sans origine, sans fin…
*
Ah s’effare le seigneur des ruines, quelle
traîtrise !
Qui donc viendra à mon secours ?
A quoi sert ce travail ce deuil,
cette torturante haridelle torturée ?
J’ai dû me tromper de rituel.
O siècle trompeur,
je t’ai trop aimé,
siècle simulacre…
Ah, maléfique manoir !
Rien, rien, nulle part,
personne !
Lourdeur d’absence,
manque implacable.
*
Quel écho, pourtant, transgresse le silence.
Lamento Barbaro, où sont les enfants ?
Est-ce qu’on n’entend pas,
par erreur, par illusions perdues,
à l’est, à l’ouest, au sud, au nord,
ici, ailleurs, partout,
des pas,
des voix :
Ô mes beaux châteaux,
mes quatre points cardinaux…
Le long de la galerie, nous faisant escorte,
mille petits rires déments
ne brûlent-ils pas, ici, ailleurs ; sous aucun cœur,
sous aucun cœur ?
Et qu’est-ce qui se faufile, partout,
grimpe sur nos genoux ?
Ah que ferons-nous de l’enfant fou,
coiffé de sperme fou…
Il essaime partout…
Et quel rêve s’égare,
là-bas, vers l’orée de la galerie,
s’égare et croit voir,
à la lisière d’une belle ogive claire,
ouverte sur la campagne,
une silhouette incrustée dans la pierre,
un être,
humain peut-être,
tout au bord, en lisière…
Par féroce fusion rêve-éveil.
Il lève sa petite dextre…
Silence.
Enigme.
De quoi avons-nous peur ?
*
Heureusement,
à cette heure où tourne l’heure,
vont arriver bientôt,
par comptines enfantines,
les acteurs.
Oh mon beau château,
ma tante lire lire,
Oh mon beau château,
mon oncle lire lo
Le nôtre est plus beau,
marraine lire lire,
le nôtre est plus beau
parrain lire lo…
Bref, toute la famille.
Non, pas le père, pas la mère, ils ne veulent pas,
ça ne fait rien,
on n’en a pas besoin,
sans origine, sans fin…
Ma marraine, lire lire,
c’était une diva,
la vie, la vie, voilà.
Elle ne doit pas être loin.
*
Tiens, à ce carrefour, ici comme ailleurs,
à cette heure où tourne l’heure,
attend déjà quelqu’un.
Ce doit être
mon parrain lire lire,
mon parrain,
le destin.
Il dit qu’il a vu, là-bas, là-haut,
des ruines de manoir, plutôt macabres.
C’est bizarre car, par contrat, les acteurs
doivent être logés dans un beau château,
ou un autre, plus beau.
Soudain, plus rien, là-bas, là-haut,
ça devait être un mirage,
à l’abrupt
des siècles,
en hiatus d’histoire,
en rase mémoire…
soupire mon parrain,
le destin,
ô destin !
Malgré son sourire en couteau,
mon parrain ne fait pas peur,
c’était un très mauvais acteur.
On lui aurait bien confié des rôles, justement, de second ou
de dernier couteau,
mais il ne se souvenait jamais de rien, texte, gestes,
bof, c’était au p’tit bonheur la chance ou la malchance.
Souvent, même, il entrait,
aussitôt sur scène, le trou, plus rien.
Bof, ça ne fait rien.
Le public s’esclaffait, mais par éternité d’amnésie,
une colère inconnue, au cœur de l’oubli,
délirait, hélas en perte.
Heureusement,
à cette heure où tourne l’heure,
s’éteint tout écho…
Lamento Barbaro
Lamento Barbaro Lamento Barbaro…
Texte inédit publié le 1er janvier 2008. Ce poème-théâtre a été écrit à partir de photos de Nathalie Gobbi.
Par Rosine Gueugniaud