Le 31 mars, l’Observatoire de la diversité culturelle organisait, en collaboration avec le Théâtre du Garde-chasse des Lilas, un ciné club sur le film « Liberté » de Tony Gatlif, suivi d’un débat sur la communauté des gens du voyage, leur histoire, leur intégration en France. Le débat, animé par Fulvio Caccia, réunissait l’anthropologue Martin Olivera l’éducatrice Céline Nachef, tous deux travaillant au sein de l’association Rues et Cités de Montreuil , ainsi que le public lilasien, toujours très participatif.
Synopsis
Le film « Liberté », raconte le drame d’une famille Tzigane en France dans les années 1940 en butte aux autorités françaises alliées, dont une loi interdit désormais le « vagabondage ». Cette famille pourra toutefois compter sur le soutien de Théodore (Marc Lavoine) vétérinaire et maire d’un village situé en zone occupée et de Mademoiselle Lundi, institutrice et résistante (inspirée d’un personnage historique réel).
« Liberté » est venu combler un vide dans le travail de mémoire français et européen : le silence est grand en effet sur la tragédie particulière qui a touché la communauté des gens du voyage, les Tziganes, durant la seconde guerre mondiale : les estimations font état de 250 000 à 500 000 Tziganes déportés et disparus dans les camps de la mort nazis, sur les 2 millions que comptait alors l’Europe. Tony Gatlif, le réalisateur, n’en est pas à son premier coup d’essai : l’Histoire des Tziganes est bien le fil rouge de sa filmographique (Gadjo Dilo, Vengo, Transylvania), thème qu’il enrichi en le développant sur différents registres.
On retrouve dans « Liberté » la marque de fabrique de Gatlif, également celle d’un cinéaste comme Kusturica : la musique, véritable personnage en soi, qui rythme tout le film et lui donne son identité. Le jeu des acteurs est très bon, notamment celui de James Thiérée qui interprète Taloche. Le film est émouvant, mais on peut lui reprocher sa trop grande simplicité : le travail psychologique sur les acteurs n’est pas approfondi ; les Tziganes, des Roms de Roumanie, ne ressemblent ni ne parlent la langue des Tziganes français des années 1940 (selon l’anthropologue Martin Olivera), renforçant ainsi certaines caricatures sur le sujet.
C’est a contrario un véritable travail de déconstruction des poncifs sur le sujet qui a été mené lors du débat. Martin Olivera a souligné la complexité et la diversité d’une communauté que l’on présente souvent, à tort, comme homogène dans son histoire, ses caractéristiques sociales, etc. Les anthropologues retracent l’origine lointaine des Tziganes au sous-continent indien, à partir duquel ils auraient migré il y a plus de 1000 ans vers l’Europe et ce qui constitue aujourd’hui leur premier foyer d’implantation, la Roumanie. Mais depuis, cette communauté à connu des migrations et des implantations territoriales extrêmement diverses, desquelles sont nées des expériences, des cultures et des langues variées.
Pour s’y retrouver, les savants français ont posé la grande catégorie des Tziganes (terme savant en France, mais terme péjoratif dans les pays d’Europe centrale ou de l’Est) dont sont issus différents sous-groupes culturels : les Gitans (Espagne, Portugal) ; les Manouches (France, Italie, bassin rhénan, ils ont une langue marquée par des empreintes germaniques) ; les Roms (Europe centrale, Roumanie). Ces différents groupes ne parlent pas la même langue et peuvent ne pas se comprendre entre eux. Chacun de ces groupes puise dans une histoire locale, régionale, qui constitue sa spécificité. Selon M. Olivera, ce que ces groupes ont en commun, « ce n’est pas une culture au sens usuel du terme. C’est une forme d’organisation sociale et familiale élargie, avec un groupe grand et des mariages à l’intérieur de cette parenté. »
Il y aurait entre 6 et 12 millions de Tziganes en Europe (comme toute catégorie aux contours ethno-culturels mouvants, la difficulté est de savoir qui en fait partie ou pas). 80% des Tziganes européens sont sédentaires, contrairement à l’image que l’on s’en fait usuellement, de personnes traversant l’Europe de long en large. Historiquement, en France, les Manouches ont adopté un mode de vie en partie mobile, pour des raisons économiques et politiques essentiellement (vendanges, tensions aux frontières, révolution industrielle, etc.). Ils ont une certaine mobilité, mais dans un territoire relativement restreint.
L’invention des Tzigans
Selon Martin Olivera, « le statut de manouche nomade est une construction idéologique du XIX° siècle », une sorte d’altérité érigée pour renforcer son propre groupe. L’invention des Tziganes comme « problème à traiter » est née à cette époque où les sociétés passent d’un modèle rural à un modèle urbain. Les Tziganes ont en commun de ne pas avoir fait cette transition à la modernité urbaine. L’attachement territorial est très fort chez eux, mais pas au territoire national. Il y a attachement à la région où ils vivent et à l’intérieur de laquelle ils se déplacent parfois.
Les Manouches de France ont souvent des liens anciens avec la France, dont ils sont citoyens pour la plupart. Il y a bien sûr le cas spécifique des populations Roms nouvellement immigrées en France du fait de l’ouverture de l’espace Schengen. En ce qui concerne les gens du voyage installés à Montreuil, il s’agit d’une communauté ancienne arrivée dans les années 1910-1920. Communauté intéressante à plusieurs égards, puisqu’elle illustre bien le concept de transculturalité (l’émergence d’une nouvelle culture par l’interaction de deux ou plusieurs cultures) défendu à l’ODC, comme l’illustrent, entre autres, les emprunts langagiers de la jeunesse de la Banlieue Est à cette communauté.
Céline Nachef travaille comme assistante sociale dans le secteur où sont majoritairement établis les Tziganes de Montreuil. Elle s’occupe principalement de l’accompagnement des jeunes, plaidait auprès des parents pour qu’ils soient scolarisés dès la maternelle afin qu’ils s’habituent au système scolaire et ne connaissent pas de difficulté au primaire.
Répondant aux questions du public sur la spécificité de cette population, Céline Nachef tient avant tout à souligner son aspect « normal » : « le travail reste une valeur fondamentale chez eux comme chez nous » ; les situations professionnelles étant assez diverses suivant les familles, certaines personnes travaillant dans la ferraille, d’autres comme employés. Concernant la scolarisation, si elle reconnaît qu’il était assez difficile au début de convaincre les parents de mettre leurs enfants en maternelle, elle souligne par ailleurs que ces derniers s’intègrent et réussissent parfaitement leur cursus scolaire, la seule difficulté apparaissant à la fin du collège, à l’âge de l’adolescence où ces jeunes sont plus sollicités par leurs parents pour participer aux activités de la communauté ce qui les pousse parfois à délaisser leur scolarité. « Les garçons intègrent le mode de vie gitan, il y a transmission des savoirs, et ils prennent du champ sur le système scolaire. »
Le public lilasien s’est montré particulièrement participatif lors de ce débat, de nombreux témoignages personnels venant illustré le rapport de la population française à la communauté des gens du voyage, rapport qui aurait évolué, selon certains, en allant vers de plus en plus d’incompréhension et de stigmatisation envers les Manouches en France au fil des ans. Le public s’est principalement intéressé aux discriminations dont sont l’objet les Tziganes en France. Une mention spéciale à été faite au « carnet de circulation », document administratif réservé normalement aux forains, mais que la police aurait tendance à considérer comme la carte d’identité de tout Tzigane, les renvoyant par là à cette image d’Epinal selon laquelle ils seraient tous des forains.
Globalement, il a été souligné que le problème de la société française, et de la société moderne occidentale en général, c’est l’uniformité sociale, la banalisation uniforme ; on exclurait dès lors tous ceux qui ne vivent pas comme nous. A cela s’ajoute la tendance à l’individualisation dans la société qui distend les liens de solidarité locaux : le cas de la Seine Saint Denis n’échappant pas à la règle. Comme le rappelle Céline Nachef, 600 places aménagées sont normalement prévues pour accueillir dans le département des populations gitanes, alors qu’il n’y en a effectivement que 100. Les élus, pour des raisons personnelles ou politiques, sont extrêmement réticents à les accueillir sur leur propre commune. « Mais il y a un vivre ensemble qui reste flexible, rappelle M. Olivera, les gens ne font pas que vivre au quotidien une maltraitance généralisée. De plus, ils se sont un peu immunisés à la discrimination. »
Au-delà des mesures anti-discriminatoires que promeuvent aussi bien l’Union européenne et l’Etat français, le changement viendra certainement de la compréhension mutuelle, du dialogue des cultures qui fera tomber la barrière des préjugés et permettra une véritable intégration sociale de cette communauté, sans qu’elle ait à renoncer à sa spécificité. Nous espérons modestement, à l’ODC, apporter notre pierre à cet édifice.
Par Emmanuel Leroueil.