Quel est l’héritage politique de Lincoln aujourd’hui et comment se concilie-t-il avec la diversité culturelle ?
Ce sont ces questions que l’Observatoire de la diversité culturelle posait à ses adhérents le 23 mars 2013 en organisant un Ciné-club sur le film Lincoln de Steven Spileberg. Animé par Thibaud Willette, président de l’ODC le débat réunissait Suzanne Rainbow, présidente de l’association Transatlantique des étudiants américains de sciences Po; Reinaldo Borroso-Spech, responsable du festival international des Diasporas africaines et l’historien Gabriel Lattanzio. Le public fut nombreux et très réactif.
La stature mythique du Président Lincoln laissa dans l’ombre la lutte de la minorité noire pour sa propre émancipation. Quelle rôle a-t-elle joué ? s’est demandé plus d’un spectateur. Lincoln fut-il, seul, l’artisan de l’abolition de l’esclavage et du 13ème amendement comme le présente le film? L’historien Gabriel Lattanzio a apporté quelques bémols à cette version trop lisse ; il nous a expliqué qui si Lincoln avait bien été sensibilisé à la cause des Noirs bien avant son entrée en politique, il a su aussi intelligemment s’entourer de conseillers noirs. Et ceci n’apparaît pas vraiment dans le film. Reinaldo Borroso-Spech a renchéri en précisant que le Président n’avait pas d’autres choix que d’accompagner ce mouvement s’il ne voulait pas se trouver devant un état de fait. C’est la où se trouve le génie politique d’un Lincoln et qu’a su montrer avec intelligence un Spielberg. A quand un grand réalisateur noir qui s’attaque aux icônes de la révolte noire s’est demandé Borroso-Spech, lui dont le festival a pour objet de rendre compte de l’actualité du cinéma noir en diaspora.
Une des questions qui peut aussi interpeller le Français s’intéressant à l’histoire des États-Unis est le rôle du Parti Républicain, la parti de Lincoln. De nos jours, le Parti Républicain est associé au grand parti conservateur (Great Old Party), tandis que le Parti Démocratique est vu comme étant le parti progressiste, surtout d’un point du vue social (couverture universelle voulue par le Président Obama, mariage homosexuel). Le film « Lincoln » développe les divergences qui opposent ces deux partis rivaux historiques sur le treizième amendement.
Le spectateur français s’aperçoit bien vite que le parti progressiste n’est pas celui auquel l’on attendrait, s’il on garde la dichotomie actuellement valable… La encore l’historien a permis de clarifier les enjeux. Le Parti Républicain, rappelle Lattanzio, a été fondé en 1854, dans l’objectif de faire dépérir l’esclavage. Ses militants étaient de toutes les sortes : certains exigeaient une abolition sans condition, tandis que d’autres estimaient qu’une transition progressive serait plus appropriée. Quoi qu’il en soit, ce vœu pieux ne pouvait pas satisfaire les colons du sud des États-Unis, dont la richesse économique reposait sur l’exploitation du labeur des esclaves noirs. Il important de noter que ces mêmes colons avaient en horreur les décisions prises de manière centrale par le gouvernement fédéral.
Or, lorsque Abraham Lincoln est élu seizième Président des États-Unis le 6 novembre 1860, très vite des états du Sud font sécession. Le problème fondamental de cette guerre civile fut celui de l’esclavage, que les Républicains désormais au pouvoir voulaient abolir de manière centrale, et, de sorte, de l’imposer à l’ensemble des états. C’est cela même qui provoquera la guerre de sécession. Comment les colons du Sud, déconnectés du Nord, pouvaient-ils facilement accepter une décision d’un État qui leur paraissait d’une certaine manière abstrait et lointain, décision qui selon eux provoquerait leur ruine ?
Notons que le refus d’appliquer les décisions de l’État fédéral est encore de nos jours une question d’actualité. Cette méfiance à l’égard de l’état central se vérifie dans le développement du Tea Party notamment.
La fin justifie t-il les moyens?
Une autre question développée par le film est celui de la corruption. En effet, pour arriver à ses objectifs, le président Lincoln détourne, trafique avec des mafieux en tout genre qui profitent de la volonté du président d’utiliser tous les moyens possibles pour convaincre le Congrès de voter en faveur de l’abolissement du treizième amendement pour s’enrichir. Et l’on voit le Président proposer des postes aux Sénateurs démocrates prêts à donner leur vote… Machiavélique, Lincoln ?
C’est tout au crédit de Spielberg de nous présenter un président, jusqu’ici drapé dans la toge de l’honnêteté et de la droiture morale, se plier aux manœuvres politiciennes sans perdre de son aura. Au contraire il en devient que plus humain. Le pouvoir, c’est un rapport de force et la capacité de le construire.
Telle est la leçon de Lincoln que Spielberg a retenu et qu’il nous montre. Les longueurs, le verbiage pour lesquels on a critiqué sont au contraire les vraies qualités de ce film éminemment politique. C’est dans ces détails, ce longs prologues, ces discussions qui nous semblent sibyllines et si peu cinématographiques que se tissent l’émancipation d’une minorité. En regardant le film, nous ne ressentons pas le fait que Lincoln commette une faute, car la cause qu’il combat nous paraît juste. Mais l’on comprend que cette cause n’avait rien d’une évidence pour les colons du Sud des États-Unis.